jeudi 26 mai 2016

Via de la Plata, ce 26 mai 2016

Via de la Plata 8 mai - 4 juin 2016 

 Je ne sais pas nécessairement où un chemin me mènera
et si mes forces me porteront jusqu'au terme. 
En revanche, je suis assuré de ce à quoi il me soustraira : 
un assoupissement qui n'est pas une forme d'équilibre, un repli sur soi. 
La solitude qui parfois l'accompagne n'a rien d'amer. 
Elle me restitue à ce qu'il y a de plus grave 
et doux en moi et demeure mon compagnon : Le Chemin. 
Tandis que je marche, j'ai le sentiment d'être l'auteur de mes pas. 
La joie est alors au rendez-vous quelque soit ma fatigue, 
puisqu'elle s'accompagne du sentiment de créer... 

 Pierre Sansot 

Dimanche 8 mai 

 Nouvel arrachement au confort, aux proches surtout, à notre Lucie fraîchement débarquée de Ayiti pour répondre à la Voix, la Voie, l'appel de Compostelle... 

En mars, Marcelle, venue d'Ostiche au-dessus de Ath, a fait sa première halte chez nous...Quelle joie de l'accueillir avec Siméon si fier de lui raconter son expérience de petit pèlerin !
Ils sont venus nous écouter raconter le Chemin,en décembre, à l'Associiation des pèlerins de St Jacques à Tournai...ils sont partis ce printemps, l'un du Puy-en-Velay jusqu'à Conques et l'autre de Porto jusqu'à Santiago...nous venons de les revoir transfigurés. Le premier repartira en septembre jusqu'aux Pyrénées ,séduits par la qualité des contacts établis à chaque étape, et l'autre m'a confié : "Ce fut extraordinaire , surtout l'accueil des Portugais, si croyants, et les rencontres ...mais ceux qui ne l'ont pas vécu ne peuvent nous comprendre". Oui, ce Chemin, comme toutes les expériences essentielles de l'existence, la foi, l'amour, la maternité ...requiert une mise en situation réelle , concrète avec bottines aux pieds et sac sur le dos, Albergues municipales y companeros.
Ces pèlerins novices nous invitent indirectement par leur joie du Chemin accompli à nous remettre en route...
Catherine et Joël ,rencontrés dans les Landes en 2014, revus chez eux dans le Morbihan et accueillis chez nous en avril, nous attendent pour une nouvelle pérégrination ...
Serge, l'autre ami breton, sera de la partie, quittant Santiago en car, pour nous rejoindre à Séville après 1000 km sur le Camino du Levant.
Alain de Montpellier ne pourra être du groupe pour des raisons de santé mais, avec Cristina, il nous suivra en pensée et notre cœur sera près de lui.

Cette fois, il faudra aussi accepter une météo inattendue en Andalousie:le déluge et la fraîcheur...mais la pluie n'arrête pas le pèlerin, paraît-il...

Arrivée à Séville le dimanche 8 mai à 20h quasi en même temps que nos amis, puis retrouvailles avec Serge ( belle surprise pour Catherine et Joël !!!) le lendemain au petit déjeuner . Deux journées pour découvrir une très belle ville aux confins de tant de civilisations, capitale portuaire de l'Empire espagnol en son âge d'or des grandes découvertes.Romains, almohades, rois catholiques, Velasquez, Murillo, Zurbaran et bien d'autres y laissèrent leurs empreintes mêlant colonnes doriques, arcs outrepassés, extravagances plateresques et magnificences baroques en pleine Contre-Réforme. L'or des Colonies coulait à flot ici et le retable de la cathédrale avec ses centaines de personnages bibliques tout à la fois émeut et exaspère notre sensibilité contemporaine. La Giralda, l'ancien minaret, devenu clocher de la cathédrale, nous emmène vers le soleil qui ne se coucha jamais sur cet empire et nous permit d'embrasser toute la ville...et les collines d'Al-andaluz.
Nous nous perdons dans l'ancienne Judeiria, le quartier de Santa Cruz, pour entrer dans le palais royal, Alcazar des Omeyyades plusieurs fois agrandi jusqu'à Charles-Quint , et visiter l'Hospital de los Venerables, œuvre de soins pour prêtres âgés subventionnée par la noblesse locale au XVIIèmes.

Les bougainvilliers colorent les façades comme les géraniums aux balcons...

On se met à rêver de chaleur entre deux averses...On imagine les amours de Carmen, de Don Juan et un Barbier joyeux chantant sur les places fleuries...

Coup d'œil sur l'histoire de la ville et de la navigation dans la Torre del Oro qui réglementait l'entrée des navires sur le Guadalquivir, paseo sur la Plaza d'Espagne avec son monument grandiose courbe en briques assorti de tours, de fontaines, d'un canal fleuri surmonté de ponts romantiques, et tout autour des bancs avec des azuléjos honorant les grandes villes espagnoles...le tout construit pour l'Expo Universelle de 1929 à proximité du parc Maria-Luisa...fermé comme tous les Jardins publics pour intempéries. Et oui, il pleut ici depuis presqu'une semaine et les allées sont détrempées comme nous d'ailleurs! Heureusement, le resto des Hermanos Gomez offre en soirée dans sa salle à manger les tapas et platos locaux typiques, goûteux et simplement partagés avec une bonne bière .

Marcheur, il n'y a pas de chemin, 
 Le chemin se construit en marchant. 
En marchant se construit le chemin, 
 Et en regardant en arrière 
 On voit la sente que jamais 
 On ne foulera à nouveau. 
 Marcheur, il n'y a pas de chemin, 
 Seulement des sillages sur la mer." 

 "Caminante, son tus huellas 

 el camino, y nada mas ; 
 caminante, no hay camino, 
 se hace camino al andar. 
 Al andar se hace camino, 
 y al volver la vista atras 
 se ve la senda que nunca 
 se ha de volver a pisar. 
 Caminante, no hay camino, 
 sino estelas en la mar". 

 Antonio Machado 

 Poète espagnol né en 1875 à Séville, 
 mort d'épuisement en exil à Collioure en 1939. 

 Mercredi 11mai.

Le sac est bouclé, la clé de l'appartement glissée dans la boîte aux lettres et le parapluie à portée de main. Borne zéro devant le porche de la cathédrale ...C'est parti pour la Via de la Plata, cette ancienne voie romaine pavée ( balata en arabe) qui fut la principale liaison Sud-nord entre Séville et Astorga aussi bien pour les transhumances que les marchandises dont l'or, l'argent et les armées des conquérants arabes et chrétiens. Les pèlerins ont pris une pacifique relève. Nous espérons atteindre Salamanca ...
Quartier gitan et populaire de Triama de l'autre côté du fleuve où les robes de Flamenco et les médailles au cou abondent ce matin, premier jour de la Romeria de la Virgen del Rocillo...et puis, nous quittons l'agglomération et les croisements routiers par un chemin boueux qu'il est préférable de longer dans les herbes folles et les camomilles. Les grandes vannes sont ouvertes, l'orage gronde...le garçon de café nous conseille, comme Serge, d'éviter les ruisseaux abondants en prenant la nationale que nous suivrons sous le parapluie durant 25 km jusqu'à Guillena. Une seule porte ouverte à l'entrée du bourg, celle de "La luz del camino", une Albergue dans laquelle nous nous engouffrons dégoulinant .

Le téléphone sonne:" Bonne-Maman, Blanchette a accouché d'une petite, je l'ai appelée "Praline", elle est toute noire et très jolie", annonce le bon berger Siméon. Qué bueno!

 Pour éviter la boue collante du sentier et les arroyos gonflés par les dernières pluies jusque Castilloblanco de los Arroyos, nous cheminerons le long de la Nationale,frôlés par les voitures pressées en ouvrant le parapluie par intermittence. Une hospitalera d'origine hollandaise mais installée depuis 20 ans en Espagne nous accueille à l'Albergue municipale. Nous tenterons d'y faire sécher quelques effets sur un petit radiateur et de nous réchauffer dans un bistrot en regardant tomber une averse diluvienne. Dans les églises de ces villages blancs, tout le monde s'active pour préparer le char qui portera la Vierge locale. Des jeunes filles préparent de beaux bouquets et des enfants sont fiers de nous présenter leurs saints en baragouinant en français et en anglais. C'est l'époque des Romerias partout...nous pensons à St Vincent et sa chère Waudru...à Ste Rolende de Gerpinnes...

 Un bon plat de pâtes aux légumes et vite sous la couverture pour récupérer et tenter de vaincre le froid pénétrant le corps jusqu'à la moelle des os.

 C'est décidé: nous prendrons un taxi à quatre jusqu'à l'entrée du Parque natural Norte qui est à nouveau accessible aux randonneurs et enchaînerons ensuite l'étape suivante. Cela nous fera 30 km de balade dans un environnement sauvegardé. Nous évitons ainsi 16 km de nationale pour profiter d'un paysage préservé de collines couvertes de chênes verts, de lavandes-papillons et de cystes blancs. Quelques ruisseaux à franchir, quelques rudes raidillons à escalader et ci et là, dans les près fleuris sous les branches, des troupeaux de bovins joliment cornus, de pata negra iberico et d'ovins propres à ces exploitations dénommées "deheza". De temps en temps, une belle finca blanche avec son portail baroque ou un château mudéjar couronne une colline verdoyante. Halte méritée à El Real de la Jara où nous partageons le menu del pelegrino dans la convivialité avec d'autres pèlerins, deux niçoises, un bordelais et une hollandaise.

 Chrétiennes pensées et prière à Santiago pour le pèlerin enghiennois Bernard Beroudia décédé après une longue maladie.

 Marcher, c'est s'offrir aux climats et aux énergies du lieu, qui nourrissent et inspirent votre esprit. 
La perfection du corps et de l'esprit est là. 
Que celui qui marche puisse prendre sur lui l'odeur et le parfum des arbres et des fleurs, comme une antilope ou un cerf... 
 Marcher ainsi, c'est être au présent de notre nature originelle, 
 qui est aussi partout répandue dans la nature, débarrassé du fatras social et mental. 
C'est ainsi que celui qui marche vraiment se balade en quête de la Terre Sainte, 
 jusqu'au jour où le soleil de l'illumination aura fait le tour dans son esprit 
 et où il atteindra la terre sainte où il a toujours été. 
Marcher, une philosophie du dehors - 

Michel Jourdan 


 Climat idéal ce matin pour parcourir les vallons enchantés par les vols d'hirondelles et les gazouillis des pinsons. Sur le sommet d'une tour d'un vieux château, un couple de cigognes se bécote devant nos appareils photos...Vingt km de marche soutenue nous amène en Extremadure à l'Albergue paroissial de Monasterio vers 14h où le père Pedro imprime sur nos credenciales le tampon du jour. Joël se met au fourneau pour préparer les pdt aux oignons et poivrons rouges qui accompagneront chorizo doux et piquant ainsi que le jamon iberico local avec une belle salade frisée . Les dames mais aussi quelques hommes profitent du soleil pour enfin laver le linge et le mettre à sécher sur la terrasse. La ville blanche,pavée de marbre blanc, est désertée: les habitants sont al Campo pour fêter San Isidoro,patron des laboureurs...
Après un agréable repas pris tous ensemble, nous fermons les yeux en regrettant une bonne couette ...
Caminante que caminas detente y mira como pasa la vida... 

 Un ciel radieux, les rayons du soleil matinal dans les chênes verts ...un beau dimanche de Pentecôte pour des pèlerins émerveillés par le jardin féerique qu'ils traversent. Des prés fleuris clos de murets ravissent les petits cochons noirs et les moutons; des ruisseaux chantent et nous cheminons sur un sente sablée .
Soudain, le paysage s'ouvre sur de larges champs de blé vert et d'avoine. Dans le lointain, sur une colline, le village blanc de Fuente de Cantos se dessine et nous fait croire que l'arrivée est proche...Quelques belles côtes sous le soleil et sur le goudron nous obligeront à puiser dans nos réserves de courage surtout que nous n'avons rien pour nous sustenter!
Ultreïa !
 Le convento des Franciscains recyclé en gîte nous procurera une halte agréable dans un village fantôme parti aussi à la Romeria voisine. Élégantes dames et fillettes en robe flamenco , grands anneaux aux oreilles et rose sur le haut du chignon accompagnent de fiers hidalgos chapeautés et bottés.
 Dommage, le musée consacré au peintre Zurbaran est fermé mais nous apprécierons le calme de son village natal rompu par le seul claquement des cigognes perchées sur le toit de l'église fortifiée .

 Je revois un peu mon néerlandais avec Tamar, la hollandaise, qui souffre des pieds avec des bottines trop petites. Sur la droite, les ondulations de la Sierra Grande...
Serge nous envoie de superbes reportages journaliers du trajet avec quelques belles photos comiques et nous les transférons aux enfants ravis de nous suivre presqu'en direct.

 Lundi 16 mai, 

Bon anniversaire Lucie !!!

 Ce lundi de Pentecôte, nous nous mettons en route à 7 h sur une longue sente serpentant à nouveau entre champs de blé et d'avoine ponctués de coquelicots vermillon dim. mortelles violettes et de camomilles jaune vif. Viennent ensuite les vignes et les oliviers. Les élevages de cochons empestent et c'est avec bonheur qu'on hume le puissant parfum des citronniers en fleurs sur les places de villages. Halte bienfaisante au bar de Calzadas de los Barros pour déjeuner et puis à Pueblas de Sancho Perrez pour dîner d'une tortilla aux asperges sauvages avec les deux niçoises rattrapées avant leur départ en Blablacar pour Merida.
Enfin Zafra et le bel accueil d'un couple d' hospitaleros dans l'ancien couvent des franciscains. Promenade dans le centre historique de cette petite Séville et tapas sur la Plaza Grande à l'heure du paseo et des vols de martinets bien haut dans les cirus.

 Cafe solo et toasters de José nous sortent du lit à 6 h20 et nous mettent sur le camino dans la fraîcheur ce mardi 17 mai pour 23 km jusqu'à Villafranca de los Barros. Vignes, oliviers, figuiers de part et d'autre d'une sente rougeâtre tantôt poussiéreuse tantôt encore noyée par les dernières pluies. Quelques orchis blanches illuminent les bouquets de coquelicots et de grands chardons. Nous filons pour rejoindre cette ville blanche sur la colline qu,i tel un mirage, semble nous échapper soudain derrière une côte intempestive.

 « L’oraison mentale, dit Terese d'Avila, n’est à mon avis qu’un commerce intime d’amitié où l’on s’entretient souvent seul à seul avec ce Dieu dont on se sait aimé » (Livre de sa Vie, chap. VIII). 

S'entretenir...de ceux qu'on aime, de la vida que pasa...

 Enfin, l'Albergue Carmen nous ouvre les portes d'une maison de rue 19ème bien confortable.
Menu del peregrino, pintes sur la Plaza de Espana. Vitrines remplies de robes soyeuses, colorées, à volants, de dentelles, de pochettes et chaussures à talon; boutiques pour bébés, princes et princesses d'apparat des années ´50. Catherine et moi remontons le temps... Emplettes au Mercado couvert et Joël aux fourneaux avec Jean-Michel...Qué suerte!

 Petit tour de la ville, ses belles demeures aux fenêtres grillagées et aux portes cloutées, églises du sélect collège des Jésuites San José et de la Virgen Coronada, patronne de la cité et magnifique musée historico-ethnographique sur l'Espagne et Villafranca avec une section vieilles voitures et motos... Repos enfin après un délicieux souper de légumes, calamars, chorizo et salade de fruits..

 "En todo, servir y amar" 

San Ignacio 

 Mercredi 18 mai 

 Le clocher égrène les heures, deux fois, la demi heure et les quarts d'heure sans faillir, je peux en témoigner ...27,5 km au programme.
Les nettoyeurs de rue sont déjà à l'œuvre, par deux, avec balais de branchages et poubelles sur roulettes.
 La Via romana est bien plate, monotone et droite, long tracé de terre ocre entre alignements de vignes et d'oliviers sur une belle terre labourée auburn. Une guirlande de coquelicots, de lavatères, de bourraches et de fenouils agrémente le bord du chemin sans fin...qui semble se perdre dans l'horizon. Quelques sommets de la Sierra San Serván se rapprochent. On peut espérer une issue prochaine! Perchés sur leurs petits tracteurs, les agriculteurs aspergent largement le fruit de leurs plantations...on craint le pire...
 Joël et Catherine veillent à nous rappeler les pauses santé , eau et en-cas. Qué amables!
 Pique-nique sous l'ombre bienveillante d'un vieil olivier avant d'atteindre Torremejia écrasée de soleil à 13h30. Jean-Michel nous a déjà réservé une chambre dans le Palacio de los Mexia, une ancienne maison renaissance transformée en Albergue de las Lastras bien fraîche. À côté du porche monumental décoré du blason à coquilles du propriétaire, Maître de Santiago, insèrés dans le mur de façade crépi trois beaux morceaux de statues antiques en marbre blanc rappellent la présence d'hôtes plus anciens. Les ruines de la Torre renvoient sans doute à un certain seigneur Mejia ... Le vent chaud a vite fait de sécher la petite lessive suspendue au-dessus des herbes sèches. Nous mangerons sous la voûte épaisse el menu del dia en imaginant un monde emprunté à nos enfants, sans pesticides...

Jeudi 19 mai, 

Nous souhaitons atteindre rapidement Merida à 16 km pour visiter cette belle cité romaine, Émerita Augusta, fondée par Auguste pour ses vétérans de la conquête de l'Espagne en 25 av JC. Après quelques Cafè Gusto et pains grillés à la confiture, nous traversons les vignes, jonglons entre ancienne et nouvelle nationales, autoroute et ligne de chemin de fer avant de longer les rives du Guadiana et d'apercevoir les 60 arches (673m)du pont romain qui prolonge le Decumanus maximus, colonne vertébrale du centre urbain. Jean-Michel fait désormais partie du groupe. Nous déposons nos sacs dans les chambres de l'Hostal El Torero réservées la veille et nous parcourons ce pont magnifique fait de "béton" recouvert de blocs de granit. Un completo nous donnera accès aux divers monuments historiques: l'alcazaba ou forteresse arabe du 9ème construite sur une digue romaine, le temple de Diane, le théâtre de 8000 places et l'amphithéâtre romains de 12000 places avec gradins bien conservés, orchestre et arrière-scène ornée de statues aux plissés délicats "on y allait pour voir et être vu" disait Ovide...extraordinaire propagande de l'Empire..." Pane et circences"...une deuxième Rome, identique à la métropole. La Res Pubica à-t-elle vraiment changé?...

Notre hollandaise s'est équipée de neuf au Décathlon et semble prête à reprendre la route... Repas et sieste avant d'enjamber à nouveau le pont pour rejoindre le Cirque romain de 400m de long et découvrir sa symbolique cosmique. Nous longeons ensuite l'Aqueduc des Miracles qui amenait l'eau par miracle depuis le réservoir de Proserpine à 5 km de la ville et visitons ensuite la crypte où repose la petite Eulalie, martyre de 13 ans sous la basilique du IVès.

 Je me souviens alors du cours donné sur l'origine et l'évolution de la langue française et ce premier texte roman du 9ème s écrit près de chez nous dans l'abbaye de St Amand ou de Lobbes...diffusion du christianisme, des légendes dorées ...

Comme le monde est petit, comme la communication était déjà bien rapide 

Texte en roman                                                  Adaptation française 
Buona pulcella fut Eulalia.                                Bonne pucelle fut Eulalie. 
Bel auret corps bellezour anima.                       Beau avait le corps, belle l'âme. 
Voldrent la ueintre li d[õ] inimi.                        Voulurent la vaincre les ennemis de Dieu, 
Voldrent la faire diaule seruir.                            Voulurent la faire diable servir. 
Elle nont eskoltet les mals conselliers.               Elle, n'écoute pas les mauvais conseillers : 
Quelle d[õ] raneiet chi maent sus en ciel.           « Qu'elle renie Dieu qui demeure au ciel ! » 
Ne por or ned argent ne paramenz.                    Ni pour or, ni argent ni parure, 
Por manatce regiel ne preiement.                       Pour menace royale ni prière : 
Niule cose non la pouret omq[ue] pleier.           Nulle chose ne la put jamais plier 
La polle sempre n[on] amast lo d[õ] menestier. À ce la fille toujours n'aimâtl le ministère de Dieu. 

Nous terminons par le Musée National d'art romain situé dans un bâtiment grandiose en fines briques ocres construit il y a 30 ans par l'architecte Rafael Moneo pour abriter les sculptures de marbre, les mosaïques , les bronzes et terres cuites des temples et villas fouillés aux alentours. Somptueux!!!

Nous sommes éblouis par tant de beautés si étrangement méconnues des Tours opérateurs ...

M.Yourcenar évoque les massacres de milliers de bêtes sauvages et de gladiateurs perpétrés lors des fêtes célébrées à Rome pour le triomphe d'Hadrien sur les Daces...Pourquoi toujours ce mélange de grandeur sublime et de cruauté dans toutes les civilisations, ...dans le cœur humain ?

Un verre sur la Plaza de Espana de la capitale d'Extremadure avec Sergio réapparu, un plat de pâtes sur une table de pique-nique au bord de l'eau, coucher de soleil dans les arches...dernier vol de cigognes sur les eaux verdâtres du Rio...

 Vendredi 20 mai, vers Aljucén 

 Lever de soleil sur les arches de l'aqueduc ocre couvert de cigognes, d'aigrettes, de foulques, d'hirondelles. Quel merveilleux perchoir antique au milieu des immeubles modernes!
Piste cyclable jusqu'au réservoir de Proserpine, lac bucolique où flottent quelques pédalos au pied de bars fermés. Nous longeons les plages envahies de roseaux et empruntons une petite route de campagne puis une sente sablonneuse au milieu des genêts, des chênes dans les prairies sauvages semées de gros blocs de granit.
Enfin, le petit village blanc d'Aljucén, sa sympathique Albergue Turistico dans une ancienne ferme rénovée et ses petits thermes romains intérieurs et extérieurs tenus par des dames...Il fait plus de 30 ° sous le soleil...Que demander de plus... 

La vie en rose à Enghien avec Place to chic, after work...

 Dans ce petit village de 240 habitants, c'est l'heure du paséo: animation sur la place, les enfants roulent en vélo tandis que les parents et quelques pèlerins prennent du bon temps devant le bar Sergio

 Nous terminerons la journée autour d'un plat de lentilles-riz accommodé de thon et tomates. Qué rico!

 Samedi 21 mai, vers Alcuézcar 

 "C'est pour contempler le monde, boire à sa coupe et m'en gorger que je le sillonne. 
Voyageur, je rafle ce que je peux", écrit Goethe. 

 Nous déjeunons à 6h15 au clair de lune ce matin avant de dévaler la petite route qui nous mène à l'entrée de la Réserve naturelle de Cornalvo. Situé sur les pentes de deux sierras, le parc déroule ses paysages de pâturages plantés de chênes verts et lièges, parsemés de lavandes, de campanules, d'épervières, d'iris et habités par d'innombrables oiseaux, de vaches joliment cornues avec leurs veaux, de lapins, chevreuils ...la piste de cendrée blanche se mue progressivement en un chemin empierré rougeâtre entre les cistes verts. À la Cruz de la Nina Muerte, une petite pause s'impose après trois heures de marche sous un soleil de plus en plus ardent. Le sac se fait lourd lorsque nous démarrons mais le clocher du village apparaît enfin au sommet d'une colline...dernière grimpette avant d'atteindre le Couvent des Esclavos de Maria y de los Pobres, tenus par des religieux qui accueillent des handicapés adultes et mettent un dortoir à disposition des pèlerins à qui ils offrent aussi le souper après la messe et la bénédiction des pèlerins. Bel accueil chrétien dans la simplicité et le partage...
Le dortoir est comble...nouvelle tour de Babel où il est bien agréable de s'essayer dans toutes les langues qu'on a apprises pour évoquer les Caminos de Santiago...

 Dimanche de la Trinité 

 Une fois de plus le bon Dieu est montois et le Car d'or atteindra le sommet de la rampe de Ste Waudru...

 Une fois de plus, nous bouclons le sac dans la joyeuse animation d'un dortoir qui s'éveille et s'étire pour nous élancer sur un beau chemin bordé de fleurs champêtres et de murets. Sous les chênes verts paissent quelques bovins...Le Camino de Santiago balisé jaune sous Arc de Capara gravés sur les blocs de granit rejoint au delà d'Aldea de San Antonio la Via de la Plata balisée verte. Nous enjambons deux jolis ponts romains et photographions deux bornes miliaires avant d'atteindre après 17 km le bar Las Vegas à l'entrée de Aldea del Cano.....
Le temps de prendre un café et nous voilà embarqués dans le taxi qui nous dépose une demi-heure plus tard au cœur de Cáceres, classée au Patrimoine de l'UNESCO.
Nous trouvons rapidement une chambre dans la Pension Zurbáran et partons à la découverte de la vieille ville derrière ses murailles almohades du XIIès. Nous parcourons les ruelles ombragées, entrons dans les églises San mateo, Santa Maria et Francesco-Xavier où du haut du clocher nous admirons les belles toitures cuivrées et les nids de cigognes perchée sur chaque tourelle ou cheminée. Les retables déclinent tous les saints des Évangiles et de l'Espagne dans une expressivité baroque colorée et lyrique...De magnifiques demeures seigneuriales armoriées évoquent la richesse des Rois catholiques et de leur cour lors de la Reconquista et l'or des colonies.

Nous retrouvons Tamar boitillante que j'accompagne à la Clinica de la Montana sur le conseil de deux religieuses infirmières rencontrées devant la cathédrale. Quatre heures d'attente entre espagnol et néerlandais avant de rencontrer à 10h la doctoresse de garde et son traitement des ampoules. À onze heure, épuisés, nous rentrons nous coucher à la Pension...

 Lundi 23 mai 

 Le voyage est un "rezzou" lancé sur le monde extérieur par le voyageur, ce prédateur en chasse qui revient un jour chez lui, lourd de butins. Un voyageur digne de ce nom ne peut s'intéresser à lui-même et cherche hors de soi matière à l'émerveillement..." 

 Petit traité sur l'immensité du monde - Sylvain Tesson 

 Notre Faro, Serge, nous a préparé le déroulement de l'étape. Longer la Nationale durant 4 km, puis camino sublime sur des monts herbeux, fleuris, ponctués de gros rochers de granit érodés aux formes comiques. Larges horizons, quelques métairies blanches posées dans les creux des vallons et au loin la retenue d'Alcántara, construite en 1969 pour produire de l'électricité. Le chemin de sable blanc ondule gentiment entre digitales roses et chardons bleus. Quelques vaches, un gros taureau bouclé nous regardent paisiblement passer. Deux pèlerins en VTT nous dépassent. Un taxi, appelé par L'Ange du chemin qui nous précède, nous évite la déviation de 19 km sur grand route due aux travaux pharaoniques du TGV Madrid-Evora.
À l'Hostel de Canaveral toute neuve, Serge nous accueille et nous y passerons une agréable après-midi pique-nique, lessive, repos, courses...avant de déguster l'excellent Menu del peregrino préparé par le jeune couple qui a aménagé avec goût la cave voûtée en salle à manger.

 Mardi 24 mai 

 Un gran viaje empieza por un gran paso 

 Sortie du village dans les chants d'oiseaux sur el paseo del rodéo , trottoir, bancs, réverbères, jeux pour enfants...construits avec les fonds européens...Ils doivent pleuvoir ici vu la qualité des routes, des ronds-points, des ponts, des infrastructures de sport et de culture, des parcs publics, des restaurations de sites historiques, de musées ...partout même dans les villages les plus reclus.

 Nous prenons ensuite un chemin empierré qui grimpe sec vers le haut de la colline où nous cheminons dans une forêt de pins puis à nouveau dans les chênes. Partout, les ruisseaux arrosent les prairies impressionnistes faites de millions de points blancs, jaunes, violets, ...touffes de digitales rose pâle, de glaïeuls fuschia, d'églantiers odoriférants le long des murets de pierres sèches ...troupeaux de bovins épars sous les chênes ou dans les prés d'herbes rosées. La Via de la Plata se réduit bien souvent à une sente étroite ou disparaît sous les blés sauvages ou les chardons. Elle traverse des parcelles privées . Certains propriétaires ont même installé des caméras perchées sur des poteaux solaires à flanc de colline. Étonnant ...

 Comme un mirage dans le lointain, posé sur une colline, le rempart de Galisteo enserre une vieille cité almohade reprise ensuite par le Seigneur Manrique de Lara au XVè qui construisit aussi un beau pont de pierres équarries sur le Rio Jerte.

 Les derniers km sont bien longs sur une route sans ombre puis dans un couloir de clôtures d'acier. Le sac semble s'alourdir et les articulations se déglinguer lorsque nous abordons une dernière montée bien raide. Un dernier effort nous fait passer l'ancienne porte del Rey dans l'extraordinaire muraille de galets et mortier. Cervezas bienvenues avant le tour de la cité endormie. À l'Albergue, nous retrouvons Jean-Michel et le taxi qui nous amène à Carcaboso 11km de goudron plus loin. Serge nous y a retenu des lits dans l'albergue vétuste de la Senora Elena. Autour de l'église et dans son porche, quelques bornes miliaires...

 Mercredi 25 mai

 Journée romaine.  Belle piste sur la Via de la Plata dans les prés fleuris garnis de blocs de granit couverts de petits sédums rose où les taureaux vivent en liberté sous les chênes avec leur famille. Nous passons de multiples barrières canadiennes entre parcelles closes de murets et franchissons des gués sur des lits de rivières encore bien boueux. La température est fraîche et le ciel couvert. Les petites grenouilles et les scarabées se rendent visite et il nous faut être bien attentifs pour les éviter. Catherine souffre du dos et les hommes se relaient pour porter son sac. Jean-Michel lui offre du Voltaren .

 Le clou de la Via de Plata apparaît enfin, l'Arc de Caparra, gravé sur toutes les bornes en granit...et avec lui le soleil. L'arche, centre de la cité romaine , ouvrait sur le Forum et reliait le Cado et le Decumanus, les deux axes de la cité fondée au Iers. Les ruines bien dégagées et le petit musée permettent aujourd'hui d'imaginer la ville florissante d'autrefois entourée de ses murailles au sommet de la colline. Serge réapparaît brièvement ...
Pique-nique à côté des restes des thermes avant de rejoindre Banos de Montemayor en taxi. Nous y découvrons une albergue qui est aussi un petit musée ethnographique dans une ancienne maison de village thermal de basses montagnes. Belles chambres propres et confortables, accueil chaleureux des hospitaliers et promenade jusqu'aux thermes romains. Peignoirs, bonnets et pantoufles...nous voilà assortis à tous les thermalistes retraités qui viennent des beaux hôtels avoisinants pour recevoir leurs soins. Nous nous contenterons de plonger avec bonheur dans la piscine à 32 ° . Détente appréciée par tous les cinq, surtout par Catherine! Souper au resto en face et dodo!

 Jeudi 26 mai 

 Petite étape de 14 km jusque Calzada de Bejar en moyenne montagne. Un enchantement entre murmure du Fleuve Cuerpo de Hombre, puis du ruisseau Pedrera, chants d'oiseaux et végétation luxuriante: châtaigniers, frênes, bouquets de lupins, de bleuets, de lavandes, de thym...De gros rochers arrondis adoucissent les sommets et semblent vouloir se détacher . Plus haut, les neiges éternelles... Soleil printanier, air pur, pause madeleines-chocolat sur un rocher moussu.

 La Via devient Iter en Castille-Léon et révèle toute l'ingéniosité des Romains pour traverser les vallées et les cols les plus étroits. Nombreuses bornes miliaires aux noms de Trajan, Nerva pontifex maximus et jolis ponts aux larges dalles plates et garde-fous de granit.

 Sourire de Manuela pour nous accueillir dans son Albergue Alba Soraya...toute une économie locale se développe grâce aux pèlerins ! Apero au bar avec deux hollandaises et Serge réapparu sous les douze coups...vielles maisons à balcons, géranium ... Omelettes casadas et siesta ... 

Vendredi 27 mai 

 L'oiseau du matin chante. 
Comment sait-il que l'aurore va poindre, alors que le dragon de la nuit enlace encore le ciel de ses replis glacés et noirs ? 
Dis-moi, oiseau du matin comment, au travers de la double nuit du ciel et des arbres, il trouva son chemin jusque dans tes rêves, le messager qui surgit de l'Orient ? 
Le monde ne pouvait te croire lorsque tu t'es écrié : "Il vient, le soleil, et la nuit n'est plus." 
Ô dormeur, éveille-toi ! Découvre ton front, dans l'attente du premier rayon béni de lumière, et chante avec l'oiseau du matin en joyeuse ferveur. 

 Rabindranath Tagore Poète Indien 1861-1941 "L'Offrande lyrique" 

 Lever 6 h avec le chant des oiseaux comme chaque matin, petit déjeuner à 6h30 et départ à 7h...nous passons prendre Serge devant sa Casa rurale dans la rue principale, l'unique rue , Calzada de Bejar, la Voie romaine qui traverse le village.

 La rue devient chemin empierré, puis étroit sentier, ensuite sente blanche puis petite route goudronnée, enfin à nouveau large voie sablonneuse jalonnée de bornes miliaires. Le pavage romain a été réutilisé pour construire porches, maisons, murets ...La fraîcheur se dissipe peu à peu avec les rayons du soleil perçant la légère brume.
 Lente montée vers le plateau de la Meseta à 1000m. Nous faisons la pause café dans le bar social de Valverde puis traversons un autre petit village de montagne Valdelacasa. Les vaches brunes et grises avec leurs petits, sous les arbres, derrière les murets de pierres sèches, dans les herbes fleuries, nous regardent les photographier. Le coucou donne le ton, les cigognes et les buses rayent l'azur tandis que nous enjambons les ruisseaux en sautant sur les pierres des gués. Les genêts , la menthe, le thym, les lavandes papillons, les camomilles, les coquelicots, le fenouil, la marguerite, les délicats lupins bleus finement ciselés et leurs cousins jaunes et roses parfument le camino...Un ravissement...Le fin bleuet disparu de nos champs abonde ici et me rappelle les promenades d'été dans les blés mûrs et les beaux bouquets champêtres d'autrefois.

Soudain, derrière un muret, des pivoines roses sauvages déploient leurs corolles dans le pâturage. Spectacle surnaturel...où est l'Artiste d'un tel tableau ?

 Je m'étais imaginée une Espagne intérieure de grandes cultures, sèche et sans couleurs...Depuis Séville, nous traversons une Espagne verdoyante, sauvage, à la faune et flore exceptionnellement préservées...peu d'habitants aussi dans ces régions, pas d'industries, un élevage traditionnel sur des parcelles immenses.

 Jean-Michel nous fait voyager en Afrique où il travailla, surtout en Côté d'Ivoire ou bien nous amuse avec les histoires de Coluche ou des Inconnus...

 Traversée de Fuenterroble de Salvatierra pour atteindre le presbytère où le père Blas, une grande figure de ce Camino, a créé un refuge de 80 lits disséminés dans des petits et grands dortoirs répartis dans divers pavillons de pierre. Des hospitaleros l'aident à accueillir, loger et nourrir les pèlerins. Donativo...
Joël et Jean-Michel nous ramènent de la tienda locale pain, jamon et tomates pour un festin improvisé sous les lilas...Qué rico!

 Le padre Isidoro, le fidèle successeur, une bonne quarantaine d'années me donne la clé de sa belle église romano-gothique en pierres équarries à condition que nous refermions la porte pour éviter l'entrée d'oiseaux. Nous y découvrons toute une série de statues en bois grandeur nature entourant un Christ extraordinaire bras levés entre crucifixion et résurrection. À côté de l'église, une coupe de chaussée romaine en strates nous permet de visualiser et d'apprécier l'ingéniosité pour assurer la pérennité et l'évacuation des eaux...
Petit tour à la tienda afin de parcourir les trente km de l'étape suivante sans défaillir, la plus longue étape de la Via de la Plata sans ravitaillements.

 A 18h30, rassemblement dans l'église où le padre souriant lance le Lauda Te Dominum puis improvise sur notre halte à mi-chemin vers Santiago en lien avec la fête du St Sacrement de dimanche. Corps et sang partagés pour combler notre faim comme ce repas réussi grâce aux 5 pains et deux poissons offerts qui permirent à tous de partir rassasiés. La vie du pèlerin est une vie de compagnonnage dans la générosité , la solidarité et la fraternité ...un temps pour donner du sens à la vie. Ubi caritas et amor , ibi Deus est...Notre Père dans la langue de chacun et bénédiction arrosée d'eau bénite suivie d'une brève présentation des statues des Témoins du Christ ressuscité portant chacune un sac à dos.

 Moment unique de convivialité autour d'une grande table dans une salle aux murs couverts de livres. Antonio apporte en souriant la soupe de légumes et pois chiches puis l'échine de porc grillée sur les braises dans la cheminée. Les grèves et les violences en Belgique, France et Espagne entrevues sur Internet nous attristent dans notre monde protégé d'amitié et de paix que nous voudrions tant diffuser...

 "Les seuls humains que je connais sont ceux avec lesquels j'ai grandi. Je cherche d'autres ciels. Pour augmenter ma part de paysages humains". 

Lionel Trouillot, La Belle Amour Humaine. 

 Samedi 28 mai, 

Entre balade irlandaise et Sevillanas.

  Antonio est déjà au fourneau pour griller les tostadas et le café est bien chaud dans la grosse bouilloire sur la grande table ce matin à 6h30. Les confitures de coing, abricot, pêche préparées par des villageoises nous régalent ...
En route ! Sur la chaussée romaine bien visible avec sa surface concave souvent couverte d'herbes et ses quelques bornes milliaires judicieusement agrémentées de panneaux didactiques au milieu des herbes. Elles nous parlent de Trajan, Nerva, Néron, ... tous les Augustes constructeurs ou rénovateurs de cette voie millénaire qui devait assurer la toute-puissance de Rome.

 Le chemin se fait plus raide et caillouteux entre les genêts et les lavandes: nous devons atteindre le sommet du Pico de la Dueña à 1200m. Une pause madeleine-chocolat-poire nous redonne du tonus avant la Cruz de Santiago qui surplombe, entre les éoliennes, un panorama exceptionnel sur une large vallée bordée de sierras sauvages...Par-dessus un muret, des prés remplis de pivoines roses odoriférantes...
Qué maravillosas!

 Avec la longue descente vient la pluie, ensuite un arc-en-ciel et puis une pluie de plus en plus drue. Nous quittons le sentier boueux et barré de ruisseaux infranchissables pour rejoindre la route où nous progresserons battus par la tempête durant 15km de montagnes russes sur l'asphalte. Cochons noirs dans leurs enclos boueux, troupeaux de moutons, vastes landes, rares fincas, ponts de pierre, talus fleuris de lupins, de thym et potentiilles blanches, de genêts et d'orchidées violettes...Cramponnées à notre parapluie,Catherine et moi, nous suivons de loin en loin les trois hommes qui se hâtent sous le ciel fondu dans ce chemin de pluie...

 Les bottines lourdes d'eau, le bermuda trempé, nous entrons dans San Pedro de Las Rozadas avec Michel venu à notre rencontre complètement percé.
Les radiateurs bien chauds dans le refuge derrière l'unique bar du village nous permettent de sécher nos effets tout en dévorant les empenadas, le jamon et le queso prévus pour le pique-nique dans la nature. L'lIphone de Michel ne s'allume plus... Partie de belote, spectacle de danses sevillanes dans la salle municipale organisé pour la fête du Corpus Christi. À la fin de notre repas dans le bar, apparaissent le groupe de danseuses de l'Association Salamanca-Sevilla avec maris, enfants et bébés pour déguster croquettes et tortillas...Ambiance! Chants et danses...nous réchauffent enfin corps et cœur ...Olé, olé ,olé ...

 Dimanche 29 mai... 

 À ma compagne du Camino, Catherine...

 Ne marche pas devant moi 
Je ne te suivrai peut-être pas. 
Ne marche pas derrière moi 
Je ne te guiderai peut-être pas. 
Marche à côté de moi 
Et sois simplement mon amie. 

 Albert Camus 

 Trajet direct de 24 km le long de la route pour éviter la boue sous une fine bruine et arrivée à Salamanca vers 12h à l'entrée du Pont Romain construit par Trajan en continuité avec la Via de la Plata. Quelques belles photos du groupe depuis la rive du Tormes avec les coupoles dorées en toile de fond sur la colline...tampon à la cathédrale...
Direction l'office du tourisme et proposition de logements. Opération rondement menée en espagnol...Choix et réservation d'une chambrée de cinq dans l'Albergue Turistico Revolutin, dîner "paella marisco gastronomica" avant la promenade découverte du centre historique animée vers 18h par la transmission de la messe du Corpus dans la Calle Mayor. Un monde fou se rend à la cathédrale pour la procession tandis que nous retrouvons Serge et les deux sympathiques hollandaises Pidy et Tineke ainsi que Tamar avec une amie.
Souper dans notre cantine avant un dernier paseo sur la belle Plaza Mayor...

 El paséo...sortie quotidienne vers 18h de toute la famille, les poupons dans leur nid de dentelles, les grands-mères ornées de bijoux, les petits sur leurs trottinettes, les jeunes parents endimanchés...les grands-pères sont déjà assis la canne à la main sur un banc. Un peuple en marche à l'heure où les magasins ouvrent jusque 9 ou 10 heures. Un verre en terrasse, quelques tapas...les nouvelles, les soucis et les joies du jour tandis que les enfants jouent et rient avec leurs copains. Une promenade salutaire pour le corps et la vie sociale, bénéfique aussi au commerce local...
À promouvoir dans nos villes et villages pour contrer la déprime et l'immobilisme!

 Lundi 30 mai... 

 Journée de découvertes culturelles dans la Ciudad del Tormes choisie par Alphonse IX de Léon pour y fonder la première université d'Espagne en 1218 en pleine Reconquista.
A 8h, les premiers étudiants se rendent au cours d'un pas pressé ou nonchalant, petit sac sur le dos ou cours sous le bras...quel bonheur d'étudier dans ces murs historiques et ces rues piétonnes qui ont connu Cervantes!

 Nous débutons, en braves Jacquets, par la Casa de las Conchas , palais gothique construit par Don Maldonado, Chevalier de l'Ordre de Santiago et à présent bibliothèque autour d'un magnifique patio.

 Du haut de leur nid, les cigognes montent toujours la garde entourées d'hirondelles.

 Nous espérons faire réparer l'IPhone de Michel chez Apple mais impossible, il a été trop mouillé ...Sur les conseils du vendeur, nous mettrons l'appareil dans un kg de riz..Nous poursuivons par la visite du couvent des Dominicaines, las Dueñas, avec son cloître baroque fleuri qui perpétue le souvenir de Sœur Teresa, la Negrita de Guinée en procès de canonisation. En face, l'imposant couvent des Dominicains, San Esteban d'architecture renaissante avec peintures et retable doré baroques. Ici,vécurent de grands théologiens comme Francisco de Vitoria, Domingo de Soto...et de grands hôtes comme St Ignace de Loyola et Ste Terese d'Avila qui venait s'y confesser. Christophe Colomb y reçut appui des Rois d'Espagne pour son grand voyage et Bartolomé de Las Casas qui défendit si bien la dignité des Indiens d'Amérique...excès des dorures et beauté de la lutte pour les droits des plus faibles par la Palabra, la Parole, seule arme des Frères Prêcheurs.

 Belle salade verte avec jamon dans notre cantine avant de circuler avec un audio guide dans le dédale des chapelles de la nouvelle et de l'ancienne cathédrale juxtaposées. La montée à la tour de l'horloge donne accès aux tribunes des deux édifices et aux belles terrasses ensoleillées...
Nous terminons par la visite des Aulas et de la bibliothèque de la vieille université oú se perpétuent les souvenirs de grands maîtres jésuites et dominicains et de Miguel de Unamuno, professeur de droit et recteur, derrière la splendide façade plateresque en belles pierres dorées de Vilamayor.
Chocolate con churros dans una Bomboneria et enfin petits désaltérants en compagnie de Serge et des Hollandaises sur la Plaza Mayor, l'un des plus belles et des plus harmonieuses d'Espagne, clôturent la journée dans la bonne humeur.

 Mardi 31 mai 

 Bon anniversaire Virginie!

 Bus jusque El Cubo de la Tierra del Viño pour éviter l'asphalte et retrouvailles avec la Via de la Plata.

 Sente blanche, orangée, et ocre entre des talus bleu-blanc-rouge parfumés de thym et de sarriette . Champs de blés verts, de colza en voie de séchage et quelques vignobles assez rabougris...le phyloxera a frappé au XIXe cette région autrefois vinicole...Après 14km, nous atteignons le tout petit village de Vilanueva de Campean encore plus mort que bien d'autres. Une hospitalera nous ouvre son albergue et nous y déballons les empenadas del horno...
Dans le village, l'école est devenue local pour retraités, le couvent des franciscains est en ruines et la façade de l'église en pierre cache une nouvelle nef de briques.
Nous nous contenterons donc de lire en devisant au soleil devant l ´Albergue et en surveillant le linge mis à sécher dans la petite calle.

 Souper dans l'unique bar avec deux pèlerines du Morbihan âgées de 69 ans, passionnées par Santiago, l'une ayant été présidente de l'Association jacquaire pendant dix ans. Elles nous racontent leurs périlleuses traversées des arroyos en crue...

 Le dortoir est bien calme à notre retour...nous cherchons dans l'obscurité quelques couvertures et nous nous glissons rapidement dans la sac à viande en soie glacé par cette vielle maison de pierre. Au-dessus de nous, un pèlerin allemand solitaire déplace les meubles de sa chambre individuelle et fait les cents pas ...Il recommencera à 4h du matin...

Oú suis-je ? À changer de couche chaque soir, il me faut parfois quelques secondes avant de me situer dans les ronflements nocturnes... Des mots d'espagnol, d'anglais, de néerlandais s'affrontent ...le cerveau continue à travailler...

 Mercredi 1er juin 

 Deux pèlerins, italien et espagnol, ont déjà quitté le dortoir quand notre réveil chante 6h15 ...Quelques bruits de bâillements, de plastiques, de chasses d'eau...en silence, chacun s'habille à la hâte et veille à ne rien oublier sur et sous le lit superposé. Les oiseaux gazouillent, la cigogne caquette, le pèlerin prend son desayuno au bar avant de charger son sac sur le dos.

 De belles bornes cylindriques "à la romaine" gravées de lettres romanes et arabes sont ici ornées d'un bourdon, d'une coquille et d'une calebasse en fer forgé.

 El valor del camino y de la vida 
 No está en lo que andas 
En lo que descubrres 
O en lo que te se da 
El valor del camino 
 Está en el amor 
Que en tu andadura ofreces 

À. Ramon Castro, écrivain de Zamora 
(Borne milliaire) 

 Les genêts diffusent un parfum suave dans un mélange de marguerites, de coquelicots et de bleuets. L'an dernier, à pareille date, tout était cramé, nous confie une bretonne...Les dernières pluies nous ont donc offert ce festival de couleurs. Un berger fait paître son troupeau de Castillanes. Quand je lui dis que je suis Belge, il me dit "Mons"...les nouvelles iraient-elles si vite? Non, ses beaux-parents y ont vécu 20 ans et son épouse y est née ! Je lui parle de mes petits Ouessant...Il rit de bon cœur et m'assure du bon rendement obtenu en blé sur les pâturages d'une saison...

 Les petits lapins font la fête devant nous, puis disparaissent dans les champs de blé. La fenaison a débuté et, derrière le tracteur, les cigognes semblent faire bonne pêche.

 Pas de pause-café ce matin, pauvre Joël, car le chemin file tout droit sans détour par les villages!!

 Uniformité des petits bourgs blancs rares et perdus de loin en loin dans cette zone céréalière de la Meseta...

 Déjà la silhouette de la cathédrale de Zamora se détache sur le ciel azur. Des vastes champs, nous descendons rapidement vers le rivage verdoyant du Duero que nous traversons par un pont médiéval . La ville sur son éperon rocheux doré surplombe la vallée et nous promet déjà des merveilles architecturales.
Halte dans l'église romane San Cypriano pour un premier tampon sur la credenciale puis à l'office du tourisme pour le plan, les conseils visites et logements. Nous nous installons dans l'Hostal de la Reina , chez Ricardo revenu de Cuba après la mort de Franco, qui nous propose une chambre de deux et de trois avec vue sur la Plaza Mayor et la petite église romane San Juan de la Puerte Nueva.

 Douche, menú del dia au soleil, retrouvailles avec Serge, turbulences pour le billet-retour en car à Bordeaux de Jean-Michel.

 Du haut des tours du château , nous admirons la cathédrale et sa coupole de pierre, la ville ancienne et nouvelle, le chemin parcouru dans les tâches rouges de coquelicots...

 Nous parcourons ensuite les rues piétonnes le nez en l'air sidérés par la beauté et la variété des façades des immeubles Art Nouveau et Art Déco ornées d'oriells, balcons-serres ouvragés. La ville fut très prospère début XXes grâce à la farine. Plus d'une quinzaine d'églises romanes restaurées ornent chaque placette...

 Durant le souper, nous rions en nous remémorant les bons moments de la Via de la Plata grâce aux photos de chacun...

 Jeudi 2 juin 

 De grand matin, les poubelles sont vidées et la ville nettoyée...
Les cigognes caquettent, les cafetiers installent leur mobilier sur la place, les pèlerins matinaux prennent quelques photos des Pénitents de bronze devant le porche roman polylobé à la mauresque...

 Nous profitons d'une journée supplémentaire sous le soleil pour découvrir les trésors de Zamora. Chaque ancien bâtiment a été restauré et reconverti pour les institutions publiques, la police, la bibliothèques...des petits artisans et de beaux commerces continuent d'occuper les boutiques du vieux centre, des musées aux façades de pierres ocres lissées et de verre minimalistes intègrent des vestiges et présentent de manière didactique de beaux objets liés à l'histoire de Zamora, au développement des villes médiévales, à l'ethnographie...Un cube de verre domine le fleuve et les vieux toits. Dans le musée de la cathédrale, des trésors d'orfèvrerie, de peintures religieuses et surtout de très belles tapisseries de Bruxelles et de Tournai content la guerre de Troie, le retour d'Hannibal, le Maître de la Vigne...
Dans les parcs ombragés, des sculptures contemporaines s'harmonisent avec les vielles pierres dorées. Les quatre petits moulins à farine et huile d'olive rénovés nous racontent l'histoire du fleuve et de ses riverains et nous invitent à une vie respectueuse de la nature pour assurer notre avenir...

Nous nous désolons d'entendre le déluge d'eau qui frappe la Belgique, Paris, Orléans, l'Allemagne, la Chine , le Texas... Nous accompagnons Jean-Michel à la station de bus...il est difficile de se séparer sans avoir atteint Santiago, nous confie-t-il...

St Jacques nous attendra encore un peu et nous devrons patienter pour revoir son bon sourire... Avec nos trois petits en août ... 

Serge prend le lit de Jean-Michel avant de poursuivre son camino...

 Vendredi 3 juin 

 Y como yo veía 
Que era tan popular entre las calles 
Pasé el puente y, adíos, dejé atrás todo 

Claudío Rodrígues (1934-1999,poète , Zamora) 

 Nous emboîtons le pas à nos trois amis Bretons pour 7 km. Serge disparaît rapidement à l'horizon..Nous embrassons Catherine et Joël après un mois de riche compagnonnage et revenons ensuite prendre le bus pour Valladolid d' où nous nous envolerons le lendemain pour Bruxelles via Barcelona.

 "Posez-vous la question qui compte: " Ai-je fait un bel usage de ma présence au monde?" 
Si la réponse est non, ce sera trop tard, pour vous plaindre comme pour changer. 
Alors, n'attendez pas. 
Les circonstances de la mort n'offrent pas de clé pour comprendre. 
La mort demeure pour le vivant la plus banale des occurrences, la seule qui soit inévitable. 
La mort ne nous appartient pas, puisqu'elle nous précède. 
Mais la vie...". 

Lionel Trouillot, La Belle Amour humaine.